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Les réseaux et les empires

4 Mar 2024
Carte des principaux itinéraires du réseau routier romain en 125 (Source : Andrei Nacu)

Carte des principaux itinéraires du réseau routier romain en 125 (Source : Andrei Nacu)

Introduction

Les réseaux d’infrastructures - et singulièrement les réseaux « en dur », sont de ceux qui marquent l’histoire. Leur durabilité constitutive est en réalité la base de leur productivité. On cherche tout bonnement un rendement, une capacité de transport,  à travers l’infrastructure, et la démultiplication des échanges possibles à travers un réseau. Bien entendu l’utilité militaire des voies de communication en dur n’est nullement secondaire. Elle est même parfois première, comme le montre le développement par les armées des chemins de fer étroits (600 mm) dans les colonies. 

Notre interrogation ne porte guère sur l’histoire des réseaux et de leur présence ou absence, mais sur ce lien qui existerait entre des logiques impériales et le développement de réseaux d’infrastructure de transport, en pierre jadis (quel sens donner à ce jadis ?), et plus près de nous, des chemins de fer.  Si nous connaissons assez bien les logiques de déploiement du réseau romain, tout comme l’histoire ferroviaire des différents pays, il nous est apparu intéressant d’explorer d’une part ce qu’on sait des réseaux moins connus (Qin, Incas, voire Maya …), et des logiques de développement des réseaux coloniaux.  Il ne s’agit pas là d’un travail historique, mais d’un éclairage sommaire et particulier permis par les travaux des historiens ou des observateurs. Comment comprendre en effet, les réseaux physiques tels qu’ils nous ont été légués. Quel rapport politique et économique peut-on faire entre la perception de l’Empire et les réseaux. Qu’est-ce que les réseaux nous disent des stratégies impériales ? Sont-elles d’ailleurs homogènes, y compris dans le cadre même des Empires ? 

Telles étaient là les questions que nous nous posions, en ayant l’espoir, au moins de les éclairer, et de susciter d’éventuels travaux approfondis sur le sujet.

Rome semble donner une réponse simple, cohérente. Oui, le réseau façonne l’Empire, l’incarne, le nourrit, assure son intégration.  

L’une des images qui reste de l’Empire Romain, est ce vaste réseau de voies qui irrigue et structure l’espace des possessions romaines. Sa densité, son étendue, sa cohérence, ses standards laissent l’impression d’un développement planifié et organisé. Celui-ci - qui représente à la fin de l’Empire environ 40 000 km de voies pavées - articule un réseau bien plus dense - de 900 000 km  de voies entretenues en terre, tuf, gravier, etc.. 

Or de par sa nature et son extension, l’empire romain est un ensemble englobant la mer Méditerranée, et s’articulant donc autour d’un réseau de ports et de liaisons maritimes. Comme le dit Walter Scheidel : « S'étendant sur un neuvième de la circonférence de la terre sur trois continents, l'Empire romain a régné sur un quart de l'humanité à travers des réseaux complexes de pouvoir politique, de domination militaire et d’échange économique. » 


4 Mar 2024

Les Empires pré-ferroviaires

On peut voir là une sorte l’archétype de l’empire à la fois politique, administratif, socio-économique, culturel et militaire. Le réseau de voies (et de villes et ports) est alors le signe d’un haut degré d’intégration. 

D’où cette interrogation : quels « empires » ont constitué de tels réseaux ? 

Cette question permet d’emblée de faire un premier tri. Les empires éphémères n’ont pas le temps de construire des réseaux - encore qu’il y aurait eu des exceptions (Incas, Qin ?).

Une seconde limite saute aux yeux : certains empires ont bien un empereur et une longue durée de vie, mais non de réalité impériale, au sens politique et socio-économique. On pense ici par exemple au Saint Empire Romain Germanique. Reste donc à déterminer ceux qui ont clairement mis en place des réseaux de communication denses et durables.  D’emblée il apparaît que certains avaient bien des réseaux de transport, mais non point d’infrastructures « solides » l’irriguant. 

Ainsi, le plus vaste qui ait existé, l’empire mongol (36,5 millions de km2 à son apogée) disposait bien d’un réseau, mais celui-ci consistait en un système de relais de poste  : « ils empruntent le système chinois de relais de poste et l’installent progressivement dans tout leur empire, au fur et à mesure de leur conquête, tout d’abord en Mongolie et en Asie centrale, puis en Iran-Irak et en Russie. » 

De nombreux autres empires (califats, Empire Ottoman, Empire Russe), ne semblent pas constituer véritablement de réseaux infrastructurels, avant, pour les deux derniers, l’ère ferroviaire. En effet, le réseau Ottoman passe par celui des caravansérails, mais ne semble pas comporter de réseau infrastructurel terrestre avant le chemin de fer. 

On peut donc considérer qu’il y a au niveau mondial une réelle rupture avec l’arrivée du chemin de fer, y compris pour les grands empires. Comme nous le verrons cependant, les stratégies de déploiement des réseaux coloniaux n’ont pas l’apparente cohérence de celle du réseau de voies romaines, ou du moins s’agit-il d’un cohérence différente, moins « intégratrice ». 

Mais pour en revenir aux réseaux précédant le chemin de fer, il ne semble pas exister beaucoup d’infrastructures comparables à celles déployées par Rome.  Rappelons ici que deux critères sont importants : l’importance du réseau par rapport à l’étendue de l’empire, et sa nature physique, infrastructurelle en « dur ». 

Quatre cas nous ont donc attiré l’attention : 

Le réseau Inca du Qhapaq Ñan, est un grand réseau de routes piétonnières créé à l’époque de l’Empire Inca (XVème-XVIème siècle). Cet Empire qui allait de la Colombie actuelle au milieu du Chili disposait ainsi d’un réseau maillé de 22 500 km sur un territoire de 4500 km de long. Ces lignes de communication auraient été construites à partir des chemins anciens des civilisations andines, et particulièrement de l’empire Huari (500 à 1200). Cette civilisation, qui est connue pour ses systèmes d’irrigation (pavés), ses cultures en terrasses reposait sur une administration nombreuse, hiérarchisée et centralisée, autour de ses quatre provinces. Le réseau est donc instrument de contrôle, de circulation économique et militaire, et répond à une densité de population significative.   

 Le réseau Maya, est un ensemble de routes (Sacbeob) construit pendant la civilisation Maya probablement à partir de 250 AC, et semble-t-il bien avant autour d’El Mirador (entre 600 et 400 AC), possiblement berceau de la civilisation Maya. Le réseau semble avoir été construit à la fois pour des raisons économiques que spirituelles et religieuses. Ces routes pouvaient semble-t-il varier de nature, de construction et d’usage. Les chercheurs mettent en avant le lien signifiant entre le réseau construit et des références cosmiques ou cérémonielles. Quoiqu’il en soit le réseau incarne bien ici, fonctionnellement, une unité territoriale et sociale.  Le réseau Qin, construit assez rapidement par la dynastie considérée comme la première de l’empire chinois créé par Qin Shi Huang (roi de Qin de 247 à 221, puis empereur de 221 à 207 AC). L’empereur fit construire ou prolonger le réseau reliant sa capitale Xianyang aux confins de son empire. Selon certains auteurs, ces routes étaient larges de 35 mètres et divisées en 3 voies, surélevées, et bordées de pins. Selon l’institut d’archéologie de l’académie des sciences sociale de Chine, « L'autoroute était à l'origine une route militaire reliant Chunhua, Xianyang et Baotou en Mongolie intérieure. La longueur de l'autoroute était d'environ 700 km avec une largeur de 30 à 50 mètres. ». Selon les autorités chinoises, « Construite avec des dalles d'ardoise mesurant environ 2 à 3 mètres de large, cette ancienne autoroute était une importante ligne de communication qui reliait la plaine centrale au sud de la Chine. La route royale de Darius 1er (régnant entre 521-486 AV)  et ses autres voies de communication. S’il est acquis que la Roi Darius a renforcé et structuré les voies de communication a travers son empire (au moins 5,5 millions de km2, certains l’estimant plus vaste), on lui attribue une route (la route royale) d’environ 2500 km (certains parlent de 2750) reliant Suse à Sardes, sans que son tracé réel ne soit incontesté (P. Debord, op. cit.). Cette route comme d’autres étaient jalonnées de relais (caravansérails). Cette grande route ne serait pas la seule à avoir été tracée à l’époque de Darius, les Acheménides ayant développé d’autres routes (au moins six).  

 Selon Ehtchâmi (op. cit.) : «  Grâce aux victoires des Achéménides dans différentes guerres, les frontières persanes se développèrent de plus en plus et lors des grandes conquêtes persanes, le réseau routier s’étendit. Durant le règne de Cyrus le Grand, on trace un grand nombre de routes améliorant la communication entre les différentes régions. »  Selon le même auteur, cette route était la plus sécurisée de l’Empire (ce qui impliquerait un accès restreint et contrôlé) 

On impute aussi à Darius 1er, alors qu’il est à la tête de l’Egypte, la remise en Etat du canal de Nékao II (dit canal des pharaons) qui aurait fait construire un canal, ou remis en état un canal pré-existant, vers 600 AC. Ce canal reliait le golfe de Suez au Nil.  Darius a eu la bonne idée de faire jalonner le canal de stèles à sa gloire, ce qui permet de le situer de manière plus précise. Imparfait, ce canal, sera amélioré par la suite, tant pas les Egyptiens que par Rome… mais sera comblé pour des raisons militaires sous Al-Mansur second calife abbasside au VIIIe siècle. 

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ref : 

Didier Gazagnadou : « La diffusion des techniques le long des routes de la soie du 8ème au 13ème siècle », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique. 

https://journals.openedition.org/chrhc/17526

https://miradorbasin.com/about-us/who-we-are/

Voir : https://sat77-archeologie.fr/2021/04/20/the-mirador-basin-project-presentation-dun-projet-de-fouille-modele-au-guatemala/#:~:text=Le%20Mirador%20Basin%20Project%20est,dans%20la%20région%20du%20Petén.

 Wikipédia : « Qin Shi Huang, le premier Empereur ».

voir : Debord Pierre. Les routes royales en Asie Mineure Occidentale. In: Pallas, 43/1995. Dans les pas des dix-mille

Voir : « Les routes et leur construction dans la Perse antique ». Manoutchehr Ehtechâmi (trad. K. Nâderi Beni), La revue de Téhéran.


4 Mar 2024
Le réseau ferroviaire russe en 1912

Le réseau ferroviaire russe en 1912

Le chemin de fer au service des empires

« L’irruption » du chemin de fer va, on le sait, assurer tout à la fois la constitution des espaces nationaux, mais aussi la conquête de l’Ouest américain. La combinaison des rails - déjà usités - et de la locomotive à vapeur va produire une mutation profonde des espaces économiques. On sait aujourd’hui que c’est le rail qui a permis l’explosion des échanges et singulièrement celles des marchandises. Très logiquement, les pays ayant atteint un certain niveau économique et industriel développeront leur réseau de chemin de fer, parfois en s’en remettant à des opérateurs étrangers (cas de l’Autriche-Hongrie, de la Russie, l’Espagne ou encore de l’Empire Ottoman) souvent anglais ou français. 

Ce développement est alors perçu (singulièrement par la Russie d’après la guerre de Crimée) comme un impératif pour rattraper un retard économique patent. On assiste donc, à des vitesses variables, à un déploiement de réseaux ferroviaires assurant la conquêtes économique des espaces territoriaux. Le retard chinois par exemple est encore patent en 1914 (Environ 9000 km en 1909). 

Presque partout, pour autant, la normalisation des gabarits et écartements de voies ne va pas de soi, y compris à l’intérieur de certains pays, à l’instar du Royaume Uni (cas du Great Western Railway). Et de fait, si, au moins pour les écartements, une pseudo-norme voit le jour (1435 mm) grâce à la prédominance de Stephenson, les débuts du rail sont marqués par une forte hétérogénéité, qui perdurera. En effet, un siècle plus tard, force est de constater qu’en europe les réseaux nationaux mêlent 5 gabarits différents, sans compter les nombreux « petits écartements » (métriques ou autres). 

Plus curieusement, les autres contraintes de circulation sont loin d’être standardisées, même pour un même écartement. Les longueurs de train, les gabarits, les systèmes de contrôle-commande, les règles d’exploitation demeurent, malgré un effort « d’interopérabilité », hétérogènes. Autrement dit la « conquête » de l’espace européen n’est pas, du point de vue ferroviaire, une réalité, même sur les grands corridors. 

On retrouve donc cette même hétérogénéité à travers le monde. Curieusement, il existe toute une « gamme » d’écartements, y compris parmi les « voie étroites ». 

Or, cette période est aussi celle de l’expansion des grands empires coloniaux. Il n’est pas donc secondaire de s’interroger sur les choix qui seront faits par les différentes puissances coloniales en ce qui concerne le déploiement du chemin de fer, compte tenu de la discontinuité géographique des « empires ». 

Le Transsibérien, construit entre 1891 et 1916, peut d’une certaine manière être l’un des signes les plus évidents de cette volonté étatique de connecter des territoires éloignés. Il s’agit la d’un des moyens les plus sûrs de consolider l’impérialisme russe qui continue de s’affirmer. Celui-ci outre sa politique d’expansion en Asie centrale, visait plus largement la Mandchourie, la Corée, voire le Tibet. La colonisation russe s’accompagnait d’une politique de peuplement et de russification, justifiant, dans le cadre d’une continuité terrestre l’utilisation d’un écartement commun à celui de la Russie d’Europe. Cette logique sera poursuivie par l’impérialisme soviétique avec des transferts massifs de populations.

Le développement des réseaux ferroviaires de l’Empire britannique est au contraire constitutivement discontinu, et répond donc à des logiques géographiques, économiques et politiques différenciées. 

Ainsi, l’Irlande (dont on ne sait si l’on doit l’assimiler ou non à une colonie), l’Australie, la Nouvelle Zélande, le Canada, les Indes, et les possessions d’Afrique vont présenter des formes différentes de développement, et atteindre un niveau colossal. Ainsi, selon Diane K. Drummond :  « Les investissements britanniques dans les chemins de fer ont eu lieu au-delà de nombreuses frontières et à une échelle colossale, devenant une force énorme et la plus décisive dans la création et le maintien des chemins de fer dans le monde entier. » Or, l’effort consenti par ailleurs par de nombreux états industriels était également considérable et déployé au niveau mondial.

Dans l’ensemble de ces investissements de 1914, la part des chemins de fer était de plus de 40 % pour le Royaume Uni. Ce qui est intéressant, c’est que les choix techniques de développement semblent reposer sur des choix rationnels sur le plan capitalistique. 

En Irlande par exemple, île dont le point culminant est à 1038 mètres, et considérée au XIXème siècle comme densément peuplée et en croissance (avant la grande crie agricole 1846-1849), la logique voulait qu’on finisse par privilégier un écartement large ( ce sera finalement 1600 mm qui sera aussi utilisé en Argentine). Ce réseau atteindra 3500 km à l’indépendance pour l’EIRE. On peut penser que la combinaison de la densité, du relief, et de l’absence de politique d’exploitation coloniale des ressources explique ce choix.  Au Canada, au contraire très peu peuplé au XIXème siècle, le développement du rail démarre certes avec des dessertes minières (Albion), ou lié au commerce avec les Etats Unis (La Prairie-Saint-Jean-sur-Richelieu) mais vient vite assurer des ouvertures permanentes sur l’océan interdites par le gel. Ces relations avec les Etats Unis sont à l’origine de la création du   Great Western Railway. Le premier acteur majeur est le Grand Trunk Railway of Canada (GTRC), « une audacieuse tentative de la part de Montréal pour prendre la maîtrise de l’arrière-pays du Canada-Ouest et de l’activité commerciale des États américains dans la région des Grands Lacs. ». Mais la création de la confédération canadienne changera la donne. Rappelons ici que c’est en 1867 que la Reine Victoria accorda le « British North America Act » qui unifiant  le Canada Uni aux colonies du Nouveau Brunswick et de la Nouvelle Ecosse. Cet acte fait suite à une période où les échanges intracoloniaux étaient faibles (6% du commerce extérieur), et la barrière liée aux coûts de transport élevés entre colonies. Selon Jean Guy Latulippe, un transport de farine entre Montreal et Quebec coûtait 30 % de plus qu’entre Québec et Liverpool en 1856. Aidé par des subventions publiques, le développement du chemin de fer connait alors un rôle renforcé avec la création de la confédération. En effet, un article, par ailleurs abrogé en 1893 prévoyait explicitement que « la construction du chemin de fer était essentielle à la consolidation de l’Union (…) et qu’elles (les provinces) ont en conséquence arrêté que le gouvernement du Canada devait l’entreprendre sans délais ». Le même article prévoyait la réalisation de la ligne entre le Saint Laurent et Halifax (chemin de fer intercolonial - ICR, public). Le développement du réseau de l’ICR se fit d’abord avec un écartement de 5 pieds 6 pouces (norme habituelle en Amérique du Nord Britannique, 1676 mm), puis modifiée en 1435 mm en 1875. De son côté le Canadian Pacific Railways - aidé aussi par le gouvernement -, a initialement construit son réseau entre la Canada Oriental et la Colombie Britannique  (1881-1885), conformément à la promesse donnée à cette province « attirée » dans la confédération. Ainsi, le rail apparait comme un outil majeur d’unification politique et territoriale, dans un contexte américain tendu (guerre de sécession). Mais c’est aussi un profond outil de colonisation des prairies canadiennes. C’est dans ce contexte qu’un troisième grand acteur, le Canadian Nothern Railway se développera, tandis que le gouvernement mena une politique de construction dans des étendues désertes (Quebec, Ontario), pour favoriser le développement économique. Des difficultés économiques récurrentes aboutiront à la nationalisation de tous les chemins de fer (CN) sauf le Canadian Pacific (CP) en 1920.  

 L’Australie, île continent, connaîtra une évolution différente. L’unification politique interviendra en effet plus tard (1901) à travers la fédération des six anciennes colonies. La population australienne est - par rapport à la superficie (7,688 millions de km2) - très faible, ne favorisant pas la rentabilisation d’un réseau ferroviaire.  

En l’absence de coordination entre états, ceux-ci déploient des lignes à portée locale, avec des normes souvent incompatibles. En Nouvelle Galles du Sud, l’écartement retenu devrait beaucoup à son ingénieur Irlandais, et sera donc de 1600 mm, entraînant Victoria et l’Australie du Sud.  Au Queensland et en Australie Occidentale, on optera pour une écartement de 1067 mm, moins onéreux.  Le départ de l’Irlandais se traduira par un choix différent en Nouvelles Galles du Sud avec 1435 mm. De toute évidence le système ferroviaire ne joue aucunement un rôle unificateur, mais irrigue, des Etats semble-t-il jaloux de leur autonomie. 

Le réseau colonial des Indes répond à son tour à une logique différente. Le déploiement d’une logique coloniale - qui aboutit à une explosion des exportations des Indes vers le Royaume Uni - s’applique ici à un pays très fortement peuplé (230 millions d’habitants en 1844, 300 millions en 1909). En outre la dissolution de la Compagnie des Indes, et l’administration directe par la couronne britannique fait suite à une période troublée et accompagne une période difficile sur le plan des subsistances (1870-1890). Selon Dan Bogart et Latika Chaudhary : « les chemins de fer sont le plus important développement d’infrastructures en Inde de 850 à 1947 » dans une contrée pauvre en voies de communication. Le réseau est construit selon 4 écartements, son premier déploiement intervenant à partir de 1869 sous l’égide de compagnies privées bénéficiant de la garantie de l’Etat. On retrouve une voie large de 1676 mm sur les grands axes de trafic, censé mieux adapté aux conditions climatiques et transport de charges lourdes.Dans le Nord Ouest et le sud, on développera aussi l’écartement dit standard de 1435 mm, et enfin on déploiera un réseau métrique - plus tardivement - en zone montagneuse ou dans les régions rurales moins peuplées.  On retrouve donc là un modèle structuré par des considérations économiques et reflétant directement la structure démographique et les « besoins coloniaux » (économiques et militaires) de l’empire en lien avec l’armature portuaire. Au final, vers 1900 41% du réseau était métrique. Il est tout à fait clair, que le chemin de fer a accompagné et favorisé la croissance tout en étant in fine une activité rentable. Bogart et Chaudhary, faisant référence aux calculs de surplus économique (social savings) généré par le chemin de fer expliquent : « Le surplus estimé des chemins de fer est important étant donné que le PIB réel a augmenté d'environ 50 % de 1870 à  1913 (Maddison 2004). En d'autres termes, les chemins de fer représentent près de 20 % de l'augmentation totale du revenu national. Le surplus des chemins de fer indiens semble également importante par rapport aux États-Unis et aux pays d'Europe occidentale. »

  L’empire colonial britannique en Afrique, ne peut manifestement pas s’appuyer sur un modèle « indien ». En effet, les possessions britanniques en Afrique s’étalent sur un espace gigantesque et morcelé. Le seul projet global et d’ensemble imaginé - celui de la liaison Le Caire (en fait Port Saïd)-Le Cap (5625 km) initié à la fin du XIXème siècle, consistait à relier les  colonies britanniques, mais devait traverser des contrées n’appartenant pas   à l’empire et combiner rail et voie d’eau (Nil, Congo-Soudan).  Un tel projet pouvait susciter des frictions avec les projets français ou portugais (Angola-Mozambique). Les possessions coloniales britanniques s’articulent en territoires séparés les uns des autres à l’ouest (Gambie, Sierra Leone, Côte d’Or {Ghana}, et Nigéria), l’Afrique Australe, qui deviendra l’Union sud-africaine en 1910, Le Nyassaland et la Rhodésie (Zambie Malawi et actuel Zimbabwe) et enfin l’ensemble formé par l’Ouganda, le Kenya et le Tanganyika (actuelle Tanzanie). 

Les colonies de l’Ouest, avaient avant la seconde guerre mondiale, des réseaux hétérogènes (écartements de 760 mm à 1067 mm) facilitant pour l’essentiel les liaisons avec l’océan. 

La dimension du bloc constitué en Afrique du Sud (près de 4 millions de km2) comprend en réalité des territoires sous statuts différents. Pour autant, le réseau développé est pour l’essentiel au gabarit de 1067 mm (13 991 km en 1930), le reste (3534 km) étant aux gabarits de 2’ et 2’6 (soit 76 et 61 mm environ).On retrouve ce gabarit de 1067 mm dans les autres colonies australes portugaises françaises et belges (5400 km environ). 

Les voies ferrées de l’Afrique Orientale (Tanganyika, Ouganda, Kenya) regroupent en 1930 4566 km de lignes (plus 220 sur l’Ile Maurice). Au Malawi (Nyassaland), il existe alors un petit réseau de 181 km (1067 mm), en Tanzanie (Tanganyika, ex-colonie allemande), le réseau est de 2143 km -, et de 2242 km dans l’ensemble Ouganda-Kenya, les lignes étant essentiellement des voies de pénétration. 

Le Soudan « anglo-égyptien », est fortement structuré par le Nil, laissant au rail un rôle secondaire dans un premier temps. Initialement, le rail ne comportait que des liaisons courtes, puis des lignes militaires, et dans un troisième temps (après la guerre des mahdistes 1881-1899), il « s’attacha à développer rationnellement le réseau, d’après les besoins économiques et commerciaux du pays » (Lionel Wiener, op.cit.). A la fin de 1928, le réseau soudanais - en 1067 mm - avait une longueur exploitée de 3171 km. Il est à noter que, à cette date, le réseau transporte pratiquement en trois parts égales des importations, des exportations et le trafic local. 

Outil de colonisation, établi au gabarit économiquement optimal (choix de l’écartement), le chemin de fer impérial britannique constitue en Afrique le réseau (discontinu) le plus important à la veille de la seconde guerre mondiale (3 fois le réseau français, 10 fois le réseau belge, ou portugais).


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Réf. 

Voir : A J. H. Charignon : « Les Chemins de fer chinois, un programme pour leur développement... », 1914.

Au Royaume Uni une normalisation finira par intervenir, distincte d’ailleurs en Grande Bretagne et en Irlande. Le Great Western devra finalement se reconvertir…

Réseau européen Standard (1435 mm), Ibérique (1668 mm), Russe (1520 mm), Finlandais (1524 mm), Irlandais (1600 mm).  

Voir l’article de Clive Lamming : https://trainconsultant.com/2020/06/23/les-ecartements-des-voies-dans-le-monde-pourquoi-cette-incroyable-diversite/

Sustained British Investment in Overseas’ Railways, 1830–1914: The Imperial Dream, Engineers’ Assurances or an ‘Investment Hungry’ Public?

James H. March « Histoire du chemin de fer au Canada », 2009-2021. 

voir leur article « Ralways in colonial India : An economic Achievement »

 Il s’agit d’une étude - contre-factuelle -  permettant d’estimer la contribution de la création d’un réseau sur le développement économique, en évaluant le surplus économique engendré selon une approche initiée par Fogel. (Fogel (Robert W.), Railroads and American Economic Growth: Essays in Econometric History,  Baltimore: Johns Hopkins Press, 1964)

Voir l’ouvrage de Lionel Wiener, « les chemins de fer coloniaux de l’Afrique », Bruxelles, 1930


4 Mar 2024

L’Empire colonial français

Carte de l’empire colonial français (source : Atlas colonial français. Colonies, Protectorats et pays sous-mandat / Commandant P. Pollacchi. 1929)

Carte de l’empire colonial français (source : Atlas colonial français. Colonies, Protectorats et pays sous-mandat / Commandant P. Pollacchi. 1929)

L’empire colonial français - largement plus restreint en superficie (autour de  10 millions de km2) que le britannique - comprend en Afrique et en Indochine des possessions ou protectorats de grande dimension, possédant en Afrique d’une continuité territoriale réelle.  Il est donc intéressant de se poser la question de la logique de développement du réseau ferroviaire, singulièrement en Afrique. Comme nous l’avons déjà indiqué, les coûts de construction des voies varient significativement selon l’écartement choisi. A la fin du XIXème siècle, les prix de revient variaient de 175 000 francs au km pour la voie normale, 80 000 fr pour la voie métrique, et 60 000 francs pour la voie de 600 mm, utilisée souvent par les militaires.

On sait par exemple que la voie métrique fût largement utilisée pour créer les réseaux dits secondaires en métropole - aujourd’hui largement disparus -. 

L’Afrique 

La conversion impériale puis républicaine au colonialisme, n’a pas entraîné de mouvement fort de « peuplement » - à l’exception peut-être de l’Algérie-. Il reste que la politique infrastructurelle mise en oeuvre a semble-t-il consisté à strictement adapter les coûts (donc les écartements) aux besoins anticipés, et non à concevoir un vaste outil, comme on l’aurait dit dans les années 1960, « d’aménagement du territoire ». D’où un développement hétérogène, différencié, et marqué par les divisions administratives (à l’instar de l’Australie britannique). 

En Afrique, les réseaux se différencient assez nettement par leur dimension : l’Algérie, l’Indochine et l’Afrique Occidentale, ayant la plus grande taille, et par leur recettes kilométriques : le Maroc, puis l’Algérie le Levant et l’Afrique occidentale ayant un niveau plus élevé. Remarquons au passage que l’Algérie et l’Indochine « produisent » le niveau et la proportion les plus élevés de transport de voyageurs.  Ce qui frappe aussi, c’est le fait que - à la fin des années 1920 - l’écartement normal n’existe qu’en Afrique du Nord (3642 km), et singulièrement en Algérie, perçue comme colonie de peuplement « proche » de la métropole. L’essentiel du reste du réseau est métrique, concentré pour 42 % en Afrique du Nord (3257 km), 39 % en Afrique Occidentale. En revanche, il est frappant qu’en Algérie et en Tunisie, on n’ait pas cherché à construire des réseaux cohérents. On a même, en Algérie, deux écartements de voies métriques (1000 et 1055 mm). Au Maroc, il y a également un important réseau de 600 mm d’écartement.  

D’une certaine manière on peut être frappé par l’importance de la parcimonie relative de l’investissement ferroviaire en Afrique française, en tout cas sa sélectivité, et l’absence de projet de réelle cohérence au Maghreb. Lionel Wiener (op.cit.) parle ici de bric et de broc initial pour l’Algérie (1857), le plan d’ensemble initial étant remis en cause. 

Par ailleurs, l’établissement plus récent au Maroc (après 1912) et son statut particulier (Traité d’Algésiras de 1906), doté de deux réseaux dont l’un est militaire (600 mm), et en Tunisie, explique partiellement ce peu d’homogénéité.

En Afrique Occidentale, à l’époque coloniale, on pouvait dire que l’établissement et le développement du chemin de fer « car la civilisation y pénètre à leur suite » (L. Wiener). On retrouve donc une double logique de pénétration à des fins militaires d’occupation et de « pacification ». A partir de 1902 un programme prévoyait de construire pour chaque colonie une ligne de pénétration depuis l’océan vers le bassin du Niger, ces lignes devant ultérieurement reliées par des transversales. Il s’agit là d’irriguer un ensemble - Sahara exclu (3,8 millions de km2), de 3,2 km2 (13,5 millions d’habitants) dont 1,2 pour ce qu’on appelait alors le Niger. Au total, par delà les difficultés, on disposait vers 1930 d’un réseau de 3352 km, généralement métrique.

On peut dire qu’en 1930, on dispose alors d’un assez typique chemin de fer colonial, ne constituant aucunement un réseau.

L’indochine

Le chemin de fer de l’Indochine et du Yunnan (province chinoise) fait partie d’un plan d’ensemble dû à Paul Doumer qui prévoyait la constitution d’un réseau de 3200km de lignes (loi du 25/12/1898). Il venait compléter les lignes existantes (Saïgon-My-Tho, et Phu-Lang-Thuong-Langson) Le projet à écartement métrique fût achevé  le 2 octobre 1936.

L’idée de Paul Doumer était de créer une armature économique au pays et de le connecter avec le sud de la Chine, tout en l’unifiant grâce six lignes. En outre il était prévu de réaliser la ligne du Yunan qui visait les richesses minières de la région. 

Ce vaste projet était partiellement réalisé en 1940, la grande dorsale Nord-Sud étant réalisée. 

A son achèvement le réseau comptait 2676 km. 

Les possessions d’Indochine représentaient en 1936 un ensemble de 740400 km2, et une population de 23 millions d’habitants essentiellement « indigènes ». Son commerce extérieur était devenu largement excédentaire à la fin des années 1930.  

Tardif et finalement limité à la grande dorsale, le réseau indochinois est bien le résultat d’un volontarisme colonial, reposant sur un projet global et homogène. Si la ligne du Yunan a été critiquée (on a parlé d’illusion), il n’en reste pas moins un réseau cohérent.

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Réf. 

Voir :  Alain Clément  « L'analyse économique de la question coloniale en France (1870-1914) », Revue d'économie politique 2013/1 (Vol. 123)

Les libéraux, outre des arguments moraux éventuels,  étaient opposés au colonialisme préférant le commerce international libre à l’artifice colonial.

Wiener indique : « On abandonna le plan d'ensemble et l'on entama la réalisation d'unesérie de chemins de fer séparés et sans cohésion.« 

Voir : Trang Phan T. H. , Paul Doumer : aux origines d’un grand projet, le chemin de fer transindochinois, 2011, Armand Colin

4 Mar 2024

Conclusions

L’image des réseaux impériaux anciens est largement imparfaite. La réalité, l’importance, la nature même des voies est parfois encore largement discutée. Du, nos certitudes forcent sans doute les conclusions. Pourtant, il semble clair que le rapport entre les réseaux d’infrastructures et les logiques impériales, conduit clairement à distinguer les logiques d’intégration, ou d’unification territoriale (au sens où Paul Doumer parlait d’armature), des logiques de pénétration à des fins d’exploitation coloniale. Cela n’empêchait nullement certains empires, y compris durables, de se contenter d’infrastructures ponctuelles le long de chemins plus sommaires (Mongols, Ottomans…). Les réseaux en « dur » seraient assez peu nombreux avec Rome, les Incas, Qin (?), les Mayas et bien sûr les réseaux coloniaux post-ferroviaires.  Mais la cohérence du réseau est une autre affaire. Rares sont par exemple les réseaux coloniaux « cohérents » et Certes, il a pu exister ici et là des projets cohérents, mais force est de constater que peu d’Empires ont voulu et pu mener à bien la construction de réseaux à l’échelle de celui des voies romaines, qui semblent répondre à une logique intériorisée (Inca, Quin ?). Sans doute la longévité impériale, et sa logique expansionniste - qui nécessite de densifier et étendre le réseau - explique l’existence ou l’absence de réseau structuré et dense. Néanmoins, les logiques coloniales strictement ou largement prédatrices font généralement l’économie d’une vision d’ensemble qu’elles ne parviennent pas (ou peinent) à justifier économiquement.  Surtout, sacrifiant à la rentabilité immédiate, elles préfèrent développer des réseaux disparates (colonies africaines françaises par exemple), quand ce ne sont pas les particularismes locaux ou l’absence d’unification politique  de territoires gigantesques (cas australien) qui justifient l’absence de logique de réseau. Reste que les empires construits dans la continuité territoriale des centres colonisateurs, trouvent plus facilement le chemin de la cohérence (Russie). A l’inverse les Empires peu denses, extensifs, se contentent de relais de Poste (Mongols, Ottomans avant le rail…).

P.S

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