La tarification des infrastructures ferroviaires
La tarification des infrastructures ferroviaires
La tarification des infrastructures de transport fait partie des vieilles questions posées depuis la création des chemins de fer, et même en amont lors des premières réflexions sur la tarification de l’usage des routes (Adam Smith).
De par leur nature, les infrastructures de transport ferroviaire sont rarement dans une situation « très concurrentielles », pour les opérateurs auxquelles elles s’adressent. On est donc logiquement dans une réflexion tournant autour de la « couverture » des coûts d’établissement (comme on disait au XIXème siècle), ce qui implique de trouver la bonne unité d’œuvre, et par ailleurs autour des prix de monopole.
La notion de coût marginal ou de coût variable de son côté se décompose logiquement en ce qui peut être indubitablement imputé directement à la circulation des trains.
Les situations monopolistes en présence d’entreprises intégrées conduit à distinguer un coût d’exploitation, et un péage d’une part, et de déterminer en regard un système tarifaire permettant de « rentabiliser » l’activité de l’entreprise dans son ensemble. Le direct costing vient directement de là. La tarification ad-valorem permettait une péréquation entre des recettes tirées de tarifs permettant largement de contribuer aux charges fixes, et de l’autre celles qui se contentaient de peu.
Cette logique – qui fonctionne en univers monopoliste – se retrouve désormais au niveau des réseaux qui mettent en place des redevances dites de marché qui ne visent en réalité qu’à profiter des transports ayant une « valeur forte », ou étant peu concurrencées. D’où la notion de sur-tarif dépendant de l’inverse de l’élasticité-prix des prestations de transport.
Un article vient de remettre la question tarifaire sur le devant de la scène.
Dans cet article « la tarification d’usage des infrastructures : commande stratégique du système ferroviaire ? » (TI&M n° 532), Alain Bonnafous et Lionel Clément, souhaitent revenir à une tarification des infrastructures couvrant les coûts complets et orientant les trafics vers le système ferroviaire. Qu’en dire ?
P.S. Il y a là un double souci qui n’est pas étonnant de la part des auteurs. La combinaison d’une tarification au coût complet et d’une incitation tarifaire est en effet possible aux entreprises monopolistes… Et les auteurs ont raison de rappeler que, manifestement, en France, le système tarifaire a progressivement dérivé et abandonné – du moins pour certains trains – le principe de couverture des coûts. Il reste que si l’on regarde des choses non plus uniquement sur un plan théorique mais pratique, je suis frappé par l’hétérogénéité manifeste des tarifs en Europe.
C.R. Dans cet article les auteurs reviennent sur une analyse de base des coûts d’infrastructures, coûts marginaux et coûts complet, pour se fixer de fait un objectif d’équilibre budgétaire de SNCF réseau, équilibre qui devra d’une manière ou d’une autre être atteint soit par subvention, compensation, transferts (différentiations de tarifs), voire emprunt, à moins de déclarer une situation de faillite se traduisant par la disparition de l’entreprise, ce qui est difficilement imaginable compte tenu de l’importance que représentent les actifs dans l’aménagement de l’espace national. L’intérêt de cette approche est de rappeler les principes de base de la tarification, qui permettront « de requérir des subventions « en aval », c’est-à-dire au niveau des services de transports eux-mêmes » que la puissance publique « achète », de ce fait. Avec cette mécanique de couverture de coûts, les subventions sont ciblées, et l’équilibre sera budgétaire sera atteint. Cette pratique devrait favoriser, pour les acteurs publics inévitablement sollicités, une vision stratégique de leurs dépenses engagées pour la réalisation de prestations ferroviaires. La tarification devient ainsi un outil de « commande stratégique » du système ferroviaire, intégrant des objectifs environnementaux, sans perdre de vue la contrainte financière, les signaux n’étant plus uniquement ceux des prix du marché, mais aussi ceux des subventions clairement assumées en faveur de prestations ferroviaires par des acteurs publics.
A priori cette démarche peut apparaître comme assez séduisante mais on peut aussi se demander si cela ne revient pas en fait à mettre en place un système de planification ferroviaire concerté, puisque le recours à une commande stratégique suppose bien à priori l’existence d’une démarche stratégique d’un ensemble d’acteurs agissant de concert sur la pérennité et le développement du ferroviaire.
Une deuxième remarque est que la question de la connaissance des coûts n’en est pas pour autant simplifiée et reste essentielle, non seulement pour la redevance de circulation, mais pour ce qui a été appelé la redevance d’accès, et la redevance de marché pour reprendre les composantes de la directive Européenne de tarification rappelée dans l’article.
Les récents échanges entre l’ART et la SNCF, les comparaisons Européenne, le récent débat sur la tarification d’entrée de Trenitalia montrent bien que l’estimation des coûts elle-même reste souvent à débat, chacun ayant recours à ses propres experts et les résultats difficile d’accès, qu’il y a des écarts difficilement explicables entre pays, répondant à la directive, comme le souligne Patrice Salini, et enfin que l’évaluation d’un surcoût d’entrée d’un nouvel opérateur (surcoût qu’il faudrait compenser pour favoriser l’ouverture du réseau) est loin d’être évidente voire de faire unanimité.
L’article apporte-t-il quelque chose de nouveau ?
P.S. Il rappelle les fondements de la tarification conçue lors de la création de RFF. Mais, je m’interroge sur la vacuité de certains débats théoriques en regard de la connaissance et de la transparence des coûts, et de l’évidence d’une tarification in fine monopoliste. J’aurai préféré qu’on passe plus de temps à parler de la comptabilité générale et analytique avant même de revenir sans cesse aux questions théoriques. La question de la comptabilité analytique est centrale. C’est elle qui permet d’affecter et d’imputer des coûts (sur laquelle la transparence n’est guère de mise et les disparités entre compagnies considérables). Le choix des unités d’œuvre par exemple est essentiel. Les méthodes d’étude des « fonctions de coût » posent de vraies questions… Et puis, en amont, il y a aussi le problème de l’évaluation concrète des actifs utilisés, et de leur amortissement (comptable et économique). Rappelons ici que l’application des normes IFRS n’est pas forcément la même partout, et, par exemple, que le réseau français a déprécié récemment ses actifs par deux fois de 9,6 (en 2015) puis de 3,4 milliards € (en 2018). On serait tenté de demander ce qu’en ont tiré les théoriciens de la tarification. De même, les amortissements sont fondés parfois sur une règle simple, « classique », généralement linéaire, fondée sur une durée de vie théorique (à peu près comparable d’un pays à l’autre), mais parfois, à l’instar de RFI (Italie), au prorata de l’utilisation (trains.km) produits par rapport à la capacité théorique sur sa durée de vie de l’infrastructure. C’est une différence considérable.
Il n’est qu’à regarder la valeur des actifs ferroviaires selon les compagnies pour se rendre compte de l’hétérogénéité même de la notion de coût d’infrastructure – sans parler de celle des financements.
Peut-on parler dès lors de crédibilité de cette discussion sur les tarifs ?
C.R. Sur l’approche théorique, on ne peut critiquer la crédibilité. Le rappel des anciennes confrontations entre RFF et SNCF est un témoignage intéressant, montrant aussi, par-delà le débat théorique, combien la notion de couverture des coûts globaux dépend de contingences d’organisation. L’article rappelle aussi la définition des différents postes de coûts, et son l’interprétation ouverte dans l’application de la directive Européenne. Les subventions sont désormais acceptées, au vu d’impératifs qui sont ceux de l’environnement, de l’accessibilité voire du service public, dépassant une approche trop centrée sur des mécanismes de marché.
Mais la crédibilité d’une telle approche reste très dépendante d’efforts à réaliser en amont dans le domaine de la connaissance des coûts, et de leur comparabilité internationale pour en assurer une certaine robustesse. Ceci est d’autant plus vrai que pour le fret la composante internationale (acheminements sur différents réseaux nationaux) devient dominante dans le volume total du trafic. En outre il y a des différences considérables en termes de coûts entre l’utilisation d’un réseau dit « structurant » (relevant déjà en grande partie d’un processus de planification de corridors Européens prioritaires suivant la directive RTE de 2013). La qualité des sillons, souvent évoquée, y sera très dépendante de question de capacités et de priorités. Dans la pratique on sera toujours très loin d’un jeu économique correspondant à un schéma théorique global comme celui qui est proposé. Pour le moins il faudrait le décomposer l’analyse en certain nombre de segments de marché pour lesquels les positions des courbes se retrouveraient des positions très différentes les unes par rapport aux autres.
Et puis on ne peut s’empêcher de constater que des questions aussi importantes que celles de régénération du réseau, qui remontent au rapport Rivier, de l’implantation de centres d’exploitations, du développement d’ERTMS, progressent très lentement depuis plus de 10/15 ans. Il reste encore beaucoup de problèmes à clarifier avant de parler d’outils de pilotage.
P.S. Bien entendu !! Le problème de la saturation et donc de la capacité est central. Il détermine le rendement des infrastructures. Tout indique aujourd’hui – je me réfère ici par exemple aux travaux de « l’observatoire de la saturation ferroviaire des accès alpins » – qu’on a une vision imprécise ou floue des choses – et hélas parfois « instrumentale ». En outre on doit remarquer que les investissements portant sur le système européen de gestion du trafic ferroviaire (ERTMS) sont faibles malgré son fort rendement potentiel. Mais revenons à la la question tarifaire. Il s’agit à la fois d’assurer la couverture des coûts, et ne pas s’interdire d’assurer le financement public de certaines infrastructures. Une situation combinant sous-tarification, emprunt massif et subvention publique partielle, n’est pas durable, a fortiori en cas de hausse des taux. Il y a 40 ans nous avions, à l’OEST, privilégié cette approche financière globale et montré (avec raison mais sans grande écoute) les risques de certains choix à moyen terme. Ce qui implique aussi d’avoir une vision claire du marché des transports. Autant dire que tarifer « hors sol » est dangereux. Je rappelle souvent ce qu’a coûté aux compagnies de chemin de fer leur choix en faveur de tarifs ad-valorem et son maintien en pleine crise (années 30), puis au-delà. L’enjeu aujourd’hui est à la fois d’assurer un modèle économique durable pour le rail et de mieux connaître les coûts pour échapper au mirage d’une pure « administration » des prix.
Que faudrait-il faire ?
C.R. Procéder par ordre avec d’abord l’amélioration de la connaissance du marché, de besoins de transport, et la question du développement de bases de données de flux qui lui est indissociable, à l’échelle nationale et européenne, et ce surtout pour le fret qui représente un grand nombre de trains sur longue distances ainsi que pour les TGV. Il ne faut pas oublier que, pour le transport ferroviaire sur territoire national, l’enjeu du fret international est essentiel, en nombre de trains sur les axes les plus chargés et d’opportunités pour des nouveaux entrants. Cela étant la question des nouveaux entrants va aussi se poser pour les transports de proximité. Parallèlement il faudra faire une mise à plat sur les analyses de coûts, dans la transparence : après tout, la nécessité de subventions publiques est admise, et cela doit s’accompagner d’une plus grande transparence des analyses de coûts puisque la collectivité est partie prenante. Les comparaisons internationales et analyses d’écarts entre pays y seront certainement riches d’enseignement. La période durant laquelle le secret couvrait les données SNCF était couverte par le secret commercial n’a pas mieux protégé la SNCF.
En outre toute réflexion sur les coûts de développement de long terme ne peut se faire sans étude de marché prospective conduite à l’échelle nationale, internationale et locale, comme cela avait été fait très tôt à l’OEST, et au CEDIT (Comité de Recherche pour l’information en transport). Les programmes de recherches Européen du 4ème PCRD ont aussi insisté sur ce point dès le début des années 90 (notamment programmes ETIS 1cet 2- European Transport Information System et le programme SCENARIO pour les projections de Référence. Mais depuis ces travaux ont été délaissés, comme ceux sur les lignes à priorité fret pour améliorer la qualité des sillons, ou celles sur l’aménagement pour des trains longs pour accroître la capacité. Il y a une vingtaine d’années ces opérations faisaient partie des orientations stratégiques des schémas d’infrastructures nationaux ou Européen sans parler du problème récurrent de l’implantation d’ERTMS qui ne cesse d’être retardée voire contestée quant à son intérêt. D’une manière générale la socio-économie en transport n’est plus considérée comme essentielle et dans les quelques projets qui demeurent en Europe sur l’évaluation de transport, la planification de corridor, la présence Française y est devenue très faible, discrète, si ce n’est pour des projets urbains.
P.S. Cette question d’ERTMS est intéressante et concerne à la fois les réseaux et les compagnies de transport ferroviaire. Elle est révélatrice de la stratégie des groupes ferroviaires et des Etats, et reflète bien l’un des obstacles à la productivité ferroviaire : la capacité d’avoir une compréhension globale et dynamique du modèle économique (voir par exemple https://voie-libre.com/ertms/). Mais pour en revenir aux tarifs, une chose me frappe. En France, les péages pour le fret ne représentent que 2% des redevances (pour 15 % des trafics), un ratio qui se dégrade. Au surplus, les recettes de péage totales actuelles laissent une partie très modique à la redevance de circulation censée refléter un « coût marginal » (0,8 milliard € sur 5,5), laissant la part belle au tarifs de monopole (« marché ») ou de rareté. Dès lors, hors fret, le tarif est minoritairement fondé sur les coûts. Ce qui montre bien la portée limitée de certains principes directeurs. Par ailleurs, on aime à présenter le fret ferroviaire comme un enjeu important, et la tarification des infrastructures le concernant comme stratégique. Pour autant, peu s’émeuvent des considérables disparités européennes. En France, pour le fret, pour un train de 750 à 1050 tonnes (supérieur au tonnage moyen des trains de fret), le barème kilométrique maximal varie entre 1,58 et 2,54 €/km !
La tendance à « annuler » les péages pour le fret (subventions) reflète parfaitement la faiblesse économique du fret ferroviaire et semble bien dérisoire. Et on devine implicitement dès lors le manque d’intérêt que peut avoir le gestionnaire d’infrastructure pour les investissements dédiés au fret. J’ai bien peur que cet effacement économique du fret ne se traduise par sa marginalisation total, ci ce n’est déjà fait. Quel sens donner à un système ferroviaire qui ne sait plus répercuter ses coûts marginaux et qui a dévalué massivement ses actifs ? De ce point de vue le modèle tarifaire français est devenu à la fois plus politique et plus monopoliste.. et sous prétexte d’aider le fret, le dessert. C’est bien cela qu’il faut enrayer.
Il est également frappant qu’on cherche plutôt à tarifer une « disposition à payer » ou une rareté horaire et géographique des sillons, plutôt que d’inciter à la vitesse. Intrinsèquement si un train use, il occupe aussi un espace temps, qui, dans un système d’exploitation (on ne stocke pas le transport), empêche une production potentielle, et donc un revenu. Repenser le tarif serait de ce point de vue, utile. La notion de fret ou de passagers semble secondaire par rapport à celle de « marche », de poids à l’essieu, ou de TKBC.