Le transport routier
Le premier grand chambardement
Avant la LOTI
A la fin des années 1970 nous avions la conviction que l’analyse menée pendant la grande crise des années 1930 et après guerre était erronée. L’expérience montrait clairement que les objectifs affichés en termes de coordination des transports et d’optimisation n’étaient pas atteints, bien au contraire, que la profession routière, qui avait « mordu » sur le transport pour compte propre, demeurait archaïque, et que la réglementation avait généré des inégalités dramatiques au sein du secteur.
L’incohérence règlementaire protégeait les détenteurs de licences de transport contingentées en leur assurant un rente - fondée sur la Tarification Routière Obligatoire et le contingent – et avait permis, via la location avec conducteur l’explosion d’un tractionnariat sous rémunéré n’ayant pas accès direct au marché des transports. D’autre part, les conditions de travail étaient toujours fortement dégradées (avec des temps de travail supérieurs à 65 heures/semaine), et une application dérogatoire du règlement social européen (durées de conduite) par voie de circulaire (Circulaire « Cavaillé » n° 76-42 du 9 mars 1976 ). Cette largesse conduisit la France devant la Cour de justice Européenne en 1983 !
En outre, la fameuse tarification obligatoire demeurait fortement ad-valorem, n’incluait pas les autoroutes dans ses distanciers, ne couvrait pas tous les produits (50 % des transports à longue distance), et offrait une marge supplémentaire aux entreprises sous-traitant à des tractionnaires (sans licences de transport). Il nous semblait qu’il fallait donc d’une part faire tomber le système contingentaire et réformer le système tarifaire. En effet, non seulement le système de la coordination avait manqué totalement ses objectifs et s’enlisait, mais il avait fabriqué des facteurs de rentes et d’inégalité criants au sein du transport routier, tout en détériorant les conditions réelles de travail, ou a tout le moins en ne les faisant pas progresser.
La LOTI, un texte permissif
Or, en 1982, lors de la préparation du Projet de Loi d’Orientation sur les Transports Intérieurs, l’analyse de Charles Fiterman était loin de ce constat, sans doute plus intéressé par le dualisme syndical patronal (FNTR, UNOSTRA, Chambre Syndicale des Loueurs de Véhicules Industriels) que le dualisme économique et ses raisons profondes. En outre, il caressait l’idée de s’en remettre largement « aux professions » pour assurer la régulation du secteur, via les institutions qu’étaient les « groupements professionnels routiers » (GPR). L’épisode de la Commission Kahn, test, erreur, ou maladresse, laissant percevoir des projets – heureusement abandonnés - issus directement des idées évoquées entre 1945 et 1949 par la CGT Cheminots. (voir le rapport de recherche de l’Institut international de Paris la Défense)
On connait la situation préalable à la « carence » prononcée par la justice européenne à l’encontre de la politique des transports. Le constat du Ministre (23 avril 1982) était d’une « désorganisation des marchés, une dérèglementation, une sous-tarification généralisée, une méconnaissance trop fréquente de la réglementation sociale dans le transport routier (…). » (voir : Carré, S. & Desfontaines, H. (2017). De l’engagement au service du transporteur au temps de service des conducteurs. Mesure et norme temporelle du travail des chauffeurs routiers en France. Droit et société, 95, 131-152.)
Outre la rédaction du projet de Loi, la démarche du Ministère fût donc de produire une avancée sociale par un décret touchant le salariat (le décret n° 83-40 du 26 janvier 1983). Ce texte se retrouva à la fois être au cœur du conflit de 1984, et favorisa un peu plus la « dualité » au sein de la profession entre conducteurs indépendants (entreprises individuelles) et salariés, l’écart se creusant entre l’application du « règlement social européen » (conduite, repos) et la réglementation du travail (salarié).
La facilitation des passages de frontière devint alors sous présidence française, à la suite de ce conflit, une priorité européenne légitime.
On pouvait comprendre alors que la transformation du secteur semblait une exigence économique et sociale, mais, avant le jugement de carence (1985), il faut bien avouer que personne ne mettait véritablement les réformes à venir dans une perspective européenne.
La publication de la LOTI (Loi d’Orientation des Transports Intérieurs), n’allait pas changer grand-chose, outre l’affirmation de principes, et l’ouverture d’une réelle possibilité de changer les choses. Ce fut un texte « permissif ».
Après le changement de gouvernement, et la publication in extremis de deux décrets en 15 mars 1986 fût engagée une transformation majeure. Le premier décret portait sur le transport routier de marchandises (maintenu) et subsista heureusement. Le second, sur les commissionnaires, fut abrogé après les élections de 1986 sans avoir reçu la moindre mise en oeuvre.
Le décret routier de 1986 en remplaçant les licences par des autorisations, faisait sortir le secteur d’une pseudo-patrimonialité des licences, et de fait décontingentait le secteur.
Déficience de compréhension et cécité face aux réalités sectorielles
Une mesure que redouta alors d’appliquer le nouveau gouvernement, qui, en revanche, abrogea assez vite la TRO (dans la foulée de la suppression de la réglementation des prix de l’ordonnance de 1945), se substituant ainsi à la volonté de la réformer en ouvrant un épisode temporaire de « tarification de référence », donc strictement indicative. On retrouvait donc ici un mélange entre la fourniture d’un outil de calcul de prix, et la fable d’une profession incapable de calculer ses prix de revient. L’analyse de la majorité de droite fût par ailleurs dans un premier temps de dénier tout intérêt à une régulation de l’accès à la profession (ce qui provoqua un afflux brutal de nouveau transporteurs indépendants), tout en limitant le décontingentement tant attendu par les entreprises (grosses, souhaitant pouvoir mener une croissance interne, et les plus petites, souhaitant sortir de leur statut de tractionnaire).
Cette posture mis plusieurs années pour changer à la vue des données statistiques. En effet, entre 1985 et 1990, la croissance du transport public de 50% entraîna une augmentation du nombre d’entreprises de 9000, ce qui naturellement eut une influence sur les prix pratiqués qui baissèrent de 12 % entre 1985 et 1992 quand les coûts progressaient de 8 %. D’où bien entendu une baisse de l’Excédent Brut sur la valeur ajoutée de 9 points environ entre 1980 et 1992, et des défaillances d’entreprises plus nombreuses.
Les erreurs d’analyse et de compréhension se paient cher. (Voir, Patrice Salini, Economie Politique du transport routier de marchandises, Celse, 1995). En fait, les prix intérieurs s’alignèrent progressivement sur ceux de l’international, mais seule une partie du secteur le faisait à travers une « industrialisation » du transport routier, l’essentiel le faisant via une sous-traitance plus large. Mais, grâce au décontingement, le secteur pu connaitre – ailleurs que dans la messagerie et l’organisation des transports, l’émergence de groupes dans le domaine du transport de lots et de charges complètes par croissance interne. C’est l’époque de la naissance de plusieurs groupes détenant de grandes flottes (Giraud, Dentressangle, Transalliance, Bourgey-Montreuil, Charles André, Samat, etc...). Cette émergence favorisa également la restructuration des structures représentatives du patronat routier, se différenciant par la taille, mais aussi l’attitude vis-à-vis de l’Europe. Cette période fût aussi celle de l’émergence du « petit colis », et par conséquent de la constitution progressive de réseaux distincts de ceux, traditionnels, de la messagerie. Et ce fut aussi l’émergence de prestataires logistiques de grande taille dès la fin des années 1980. (voir : Antoine Artous, Patrice Salini, Comprendre l’industrialisation du transport routier, Editions Liaisons, 1997). Ces mécanismes allaient s’amplifier, et grâce à la multilatéralisation de l’économie, l’intégration européenne, et la mondialisation, provoquer une concentration sans précédent du secteur et la globalisation de l’offre.(voir : Antoine Artous, Patrice Salini ; les opérateurs européens de fret et la mondialisation, Inrets, 2005).
Ce processus très rapide, et encore en œuvre passa largement sous les radars des responsables des politiques de transport, et de nombreux analystes sectoriels. Or se jouait là la constitution de l’armature du nouveau système de transport « global », et l’organisation physique et géographique des flux européens et mondiaux, et donc du transport routier européen.
Y-a-t-il un pilote ?
Ainsi, ce qui frappe a posteriori, aussi bien avant qu’après la carence, à gauche comme à droite – par delà les différences entre partis – est bien l’absence de réflexion approfondie sur ce qui serait le système européen de transport routier dans un contexte en mutation accélérée.
On était encore sur une conception où cohabiteraient des marchés nationaux et un marché européen unifié, et non un marché « unique ». D’où l’obsession de l’harmonisation préalable, dans un cadre européen encore restreint (12 pays en 1986), à laquelle nous nous opposions dans nos exposés au Conseil National des transports, en prônant en outre une large simplification des règles gage de leur efficacité et de leur adoption au niveau Européen. On peut penser en effet que la construction d’un système commun devait éviter de tenter une harmonisation très théorique de règles ou pratiques nationales dont les bases juridiques (philosophie du droit) pouvaient être différentes.
On peut penser alors, que la France n’avait pas ou plus de rôle moteur dans la construction d’un espace européen « unifiée » parce qu’unique. A vrai dire, à l’époque la crainte de la concurrence Néerlandaise et Espagnole était mise en avant de même que les disparités de réglementation du travail, et l’Etat et les professionnels cherchaient pour l’essentiel à se protéger… C’est ainsi qu’on peut expliquer les positions régulièrement frileuses sur le cabotage routier (faculté pour un transporteur de faire un transport intérieur dans un pays tiers). Il semble cependant, comme ce fût le cas au moment de la carence, que la connaissance des réalités économiques et sociales du transport européen était par trop limitée ou tardive. (voir sur le plan social l’étude de l’OEST )
Ainsi, la question du cabotage restait largement une question de principe déconnectée de toute analyse économique. Nous avons à notre connaissance mené la première étude sur le sujet en 1989, et souligné que le cabotage devait être relié aux grands déséquilibres des échanges, du transport international, et des déséquilibres régionaux intérieurs. Pour nous s’il y avait fusion des marchés nationaux, le terme même de cabotage n’avait plus de sens économique, mais résultait de déséquilibres économiques et de conditions de concurrence. Nous évaluions alors le potentiel du cabotage à 2,3 % du trafic national intérieur français, avec un nombre limité de pavillons concurrents. Cet ordre de grandeur se trouva confirmé dès les années 1999-2004. Mais le nouvel élargissement de l’UE aux pays d’Europe centrale et orientale allait nous faire entrer par la suite dans un tout autre monde, dans un contexte singulier ou la France allait voir ses déséquilibres extérieurs s’amplifier. Or c’est précisément cette fois encore la déficience de l’analyse économique, ou le manque de clairvoyance qui allaient transformer radicalement le paysage concurrentiel. D’où d’ailleurs une évolution des règles sous la pression des pays les plus « cabotés ».
En pratique il faut bien comprendre que les PECO n’ont pas eu tous la même stratégie en ce qui concerne le développement de leur pavillon national et de la structuration du secteur. Certains ont par exemple favorisé de développement de PME nombreuses (Pologne, Roumanie..), au contraire d’autres comme la Tchéquie. Nous avions traité largement de ces questions, et des risques des différentes stratégies, lors des réunions annuelles dites de Barbizon avec les PECO, sans grand effet d’ensemble.
Or, de leur côté les grands groupes de l’ouest ont développé leurs implantations, accompagnant ainsi celui des grands chargeurs occidentaux. Certains ont pu ainsi s’appuyer sur une large sous-traitance locale, vite utilisée en transport international puis en cabotage, grâce à leurs denses réseaux. Ces évolutions, parfaitement lisibles à ceux qui s’intéressent aux stratégies des grands groupes de transport et logistique, sont largement invisible dans les statistiques traditionnelles de transport, sauf à travers leur traduction dans les données du transport international ou des balances des échanges de transport. La balance Fab-Fab déficitaire des échanges de service de transport routier s’effondre ainsi à partir de 2004, le déficit quadruple environ entre 2004 et 2019.
De fait, le dualisme du transport s’est ainsi approfondi sous la quadruple pression des stratégies nationales (politiques des transport), des échanges Est-Ouest et de l’intégration européenne, de la stratégie des grands organisateurs de transport, et des inégalités de revenu.
On peut penser que les limitations apportée au cabotage sont ainsi illusoires pour un pays comme la France, qui est pénalisé par le déficit de son commerce extérieur. Mais cette situation, marquée par l’issue singulière du dernier grand conflit routier (« contrat de progrès »), a contribué à stériliser les avancées sur le plan social (durées d’activité), tant au niveau national qu’au niveau européen. On se retrouve donc, paradoxalement, dans une situation mêlant le retour de mesures protectionnistes inutiles parfois fort lointaines de l’esprit du marché unique, et l’absence de recherche de solutions structurelles communes, cette situation conduisant donc à un arrêt total des progrès des conditions de travail. L’initiative Européenne de directive relative aux travailleurs (2002) effectuant des activités mobiles s’avère en réalité totalement illusoire, au point qu’on peut s’interroger sur son réalisme, et les moyens utilisés au contrôle de son application.
Du coup, l’essentiel du terrain revendicatif se tourne du côté patronal vers la question du prix des carburants et de la transition écologique, et du côté salarial vers les rémunérations. Et l’avenir de la politique européenne du transport routier est bien incertaine, à l’exception, peut-être, de la décarbonation du parc.