Penser et lire les transports

Penser et lire les transports

Menu

La liaison Seine Nord

Projet Seine Nord - Figuration dans le rapport du SAEI de 1976
Projet Seine Nord - Figuration dans le rapport du SAEI de 1976

La vie du projet…

Le Saei (Service des affaires économiques et internationales du Ministère chargé des transports) a rendu un petit rapport en 1976 sur l’aménagement à grand gabarit des voies navigables Seine-Nord et Compiègne-Reims. Ce document constitue une évaluation économique de l’intérêt de ces travaux.  Au milieu des années 1970 - c’est à dire à l’apogée de ce qu’on pourrait appeler les transports intérieurs pondéreux - on en est à se poser finalement des questions comparables de celles qui furent à l’origine de la réalisation du canal du Nord qui a « succédé » au canal de Saint Quentin.  Figurant dans le Plan Freycinet de 1878, ce canal fût terminé tardivement (1965). Mais il pariait, au début du XXème siècle sur un gabarit plus généreux que celui du canal de Saint Quentin (envisagé dès 1661 et inauguré en 1810). L’évolution même du canal du nord répond directement à la demande et à la saturation du canal de Saint Quentin liée largement aux activités sidérurgiques et minières du Nord. A son tour saturé, le canal du nord, finalement tardivement ouvert, mais à un gabarit encore limité (750 tonnes) ne serait plus suffisant.  

Envisagé à l’échéance du 7ème Plan, le document du SAEI vient donc livrer un éclairage économique sommaire. Il estime ainsi, en se fondant sur des hypothèses optimistes de trafic, à un taux de rentabilité interne (TRI) limité à 8 % environ, et un transport à l’horizon de 1985 de 8,5 millions de tonnes, dont 2,5 millions « induits » ou reportés. Notre note de travail réalisée dans les années 1980 confirmait l’existence d’un potentiel global de 12 millions de tonnes, sur lequel un volume significatif pouvait être capté. Il était dès lors possible de conclure à nouveau à « une rentabilité probable » du projet (hors effets externes). 

Le projet a continué à être travaillé. Il a été inscrit au Schéma directeur transeuropéen des voies navigables à grand gabarit le 29 octobre 1993, puis dans les schémas multimodaux de services collectifs de transport  (français) approuvés par décret du 18 avril 2002, avec le principe d'un aménagement progressif.  L’étude ACT prise en compte par le Conseil Général des Ponts et Chaussées (CGPC) en 1999 aboutit à une perspective de trafic sur le tronçon central de 13,02 millions de tonnes en 2015 dont 5,6 millions de tonnes « nouveaux », largement reportés. Ces éléments sont repris et analysés dans le rapport d’audit sur les grands projets d’infrastructures de 2002.

Les calculs de Taux de rentabilité interne mettent en évidence des niveaux très faibles évalués par le CGPC pour l’ensemble de la liaison, estimés à 2,5 % de TRI.

D’autres études se sont succédées. Un article de Maurice Bernadet publié en 2007 dans la revue Transports, reprenant les études de divers bureaux d’étude anticipe des trafics tournant autour de 15 millions de tonnes à l’horizon de 2020, et un TRI de 4,4 à 5,5 % .  Dans l’étude préalable à la DUP (déclaration d’utilité publique)  de 2016 le TRI est estimé proche de 7%. 

Comment passe-t-on ainsi d’un TRI de 2,5 % à 7 % en 15 ans ? 

La réponse est assez simple. D’une part on a réformé le projet, en empruntant partiellement le cours du canal du Nord ce qui minimise les travaux, et en augmentant les trafics prévus… largement en raison de l’impact estimé des nombreuses plate-formes prévues le long du nouveau canal. 

Pour autant les critiques internes commencent à se faire jour à nouveau. En 2013 un rapport conjoint du Conseil Général de l’environnement et du développement durable et de l’inspection générale des finances, constatant une dégradation des prévisions et de coûts de construction, préconise le report du projet et sa reconfiguration. Ce sera finalement fait.

Canal du Nord, et troupes anglaises en 1918 David McLellan, Public domain, via Wikimedia Commons.
Canal du Nord, et troupes anglaises en 1918 David McLellan, Public domain, via Wikimedia Commons.
Le projet actuel et son « chapelet » de plates-formes
Le projet actuel et son « chapelet » de plates-formes

Les chiffres retenus pour justifier le projet et les critiques

Enquête préalable à la DUP modificative
Enquête préalable à la DUP modificative

La logique intellectuelle permettant de justifier le projet du point de vue du trafic attendu repose sur un raisonnement simple. Avec le canal du nord actuel la capacité est limitée à 5 millions de tonnes. Or, les prévisions de demande permettent - quelque soient les scénarios - une demande reportée sur  la voie d’eau bien supérieure.  D’où les prévisions présentées dans le document préparatoire de la modification de la DUP (2015)

D’après lui, reprenant l’argumentaire de 2007,  : «Dans une perspective de mise en service du canal Seine-Nord Europe en 2013, le trafic fluvial sur le corridor nord-sud devrait rapidement croître et atteindre entre 13,8 et 14,9 millions de tonnes en 2020 selon les scénarios retenus, soit 3 à 4 fois plus que l’activité actuelle sur les canaux à petit gabarit.  (…) En 2050, l’activité devrait s’établir entre 16 et 28 millions de tonnes selon les différents scénarios sur une coupure Nord/Sud au niveau de Péronne. ». 

Pour simplifier, la liaison nouvelle a le double avantage de permettre un triplement rapide des trafics fluviaux, et de permettre ensuite de « suivre » la demande.  

Par ailleurs,  on a pris soin, dans le bilan économique, de prendre en compte les effets externes de manière plus rigoureuse, et bien entendu l’effet de la modification du projet (autour de 1% de TRI) par un tracé reprenant partiellement celui du canal du Nord. 

Finalement, en 2017, la structure chargée du projet a été mise en place, le premier ministre Manuel Valls annonçant son lancement effectif en 2017. 


Les critiques.

Les travaux du CLAC synthétisent et rendent accessibles les principales critiques du projet. 

Ils remettent en cause plusieurs « dogmes », dont celui des liaisons interbassin en particulier, considérant d’une part que ces liaisons, quant elles existent, n’assurent jamais une continuité de gabarit, et d’autre part sont compliquées par la nécessité de franchir des hauteurs importantes. L’une des critiques corrélative concerne les prévisions de trafic, ce qu’attesterait l’échec de la liaison Main-Danube dont l’activité reste sous 5 millions de tonnes, ce qui est peu au regard des bassins qu’elle relie. Et de fait, ce canal n’a jamais atteint les perspectives évoquées avant sa construction. Bien au contraire. Cette réalité, alors que l’essor des pays de l’Est pouvait constituer une opportunité, conduit à douter des prévisions de trafic des liaisons inter-bassins. 

L’argument le plus fort : source ©CLAC
L’argument le plus fort : source ©CLAC

Quel réalisme des prévisions de  trafic ?

La question du trafic devient comme toujours essentielle dans les grands projets d’infrastructures. D’où la question essentielle  de de l’explication des grandes différences dans les perspectives de trafics. 

Il y a bien entendu les perspectives économiques générales, différentes selon les périodes, celles-ci étant souvent très sensibles aux évènements conjoncturels récents. La différence de perspectives macroéconomiques entre les années 1970 et celles des années 1990 ou 2000 est évidente.

Pour le reste, plusieurs réponses sont sans doute implicites et méritent d’être explicitées au regard des enjeux que cela représente pour l’avenir de la voie navigable et du projet.

Tout d’abord le fait que le grand gabarit permette l’utilisation de plus grandes péniches voire de convois poussés dont les coûts d’exploitation sont considérablement réduits, doit être pris en compte, sans pour autant justifier des différences selon les périodes de prévision.
Cela est en particulier vrai pour le transport de conteneurs maritimes tel que l’on peut le voir sur le Rhin, la voie navigable devenant très compétitive par rapport au transport ferroviaire.
Mais sur la liaison Seine-Nord demeure une contrainte de hauteur handicapant le transport de conteneurs (illustration ci-dessous), et la grande disparité des gabarits.    On peut donc imaginer une redistribution de l’acheminent portuaire de conteneur au sein des hinterlands de Anvers, Le Havre, Dunkerque voire Rotterdam, le complexe Anvers/ Rotterdam étant étroitement imbriqué.  Mais cette redistribution devrait être limitée. Pour autant,  l’enjeu est des « détournements de trafic » comme on disait jadis,   demeurera pour la France. Une dimension qui n’a plus lieu d’être dans le contexte d’un espace Européen ouvert à la concurrence.  Pour autant le passage de la dénomination du projet de Seine Nord Europe à Seine Scheldt  (Escaut) ne règle pas le problème de la discontinuité des gabarits sur l’ensemble de l’axe.
Un autre point essentiel est celui du transport combiné qui pourrait être capté par la voie navigable sur moyenne et longue distance dans les échanges continentaux. Là aussi les questions restent ouvertes. En effet,  utiliser des conteneurs maritimes moins performants que des caisses mobiles n’est pas spontané. Et utiliser des caisses mobiles non gerbables pour lesquelles la voie navigable est relativement moins performante que les autres modes concurrents n’est pas optimal.  Il est cependant possible de recourir à un nouveau type de caisse (PW45) dont l’équipement devrait se généraliser sachant en tout état de cause que pour le transport continental le temps de transport pénalise aussi la voie navigable.
Toutes ces problématiques ne sont pas très explicites et il semble que les travaux de normalisation du transport combiné continental de la voie navigable devraient constituer un préalable (cf recherche UTILE du Predit). Mais il est évident que le problème plus global qui est posé est aussi celui de la desserte des façades maritimes qu’il faut clarifier.  Un problème traditionnellement négligé en France. (voir le rapport de Jean Chabrerie au CNT)